The world is mine
Ils sont sept sur le toit de l'aquarium, les Ghosts, les fantômes : Auguste, Carl, Lucien, Winston, Ulrich, Daniel et Michi. Ils portent parfois le prénom de leur créateur initial (Wercollier, Rückriem, Buren) parfois celui de la personne qu'ils représentent : Churchill. Ici, sur cette terrasse surplombant la vallée boisée, ils sont alignés bien proprement selon leur hauteur, dans une rangée parfaitement droite.
Les cinq Ghosts restants avaient moins de chance : dans une des caves sombres du Casino, Amalia, Maggy, Bernar, Henry et Fabrizio sont entreposés en morceaux comme une réserve, on dirait même qu'ils furent abandonnés là. Mais leur pigment phosphorescent les fait rayonner de cette couleur verte censée diminuer la peur des enfants dans le noir. Ils sont comme des spectres, des images dans notre subconscient.
Ghosts est un des travaux que Simone Decker a crées pour son exposition monographique au Casino Luxembourg et peut être considéré comme un travail-charnière dans son œuvre, car il condense toutes ses recherches et évolutions des dernières années.
Ainsi, Ghosts prend racine dans la ville : Comme à Venise (série de photos Chewing in Venice, 1999), à Toulouse (rideaux de Curtain wall , lors du Printemps de septembre, 2002), à Borken (Série de photos So weiss, weisser geht's nicht, pour Artline 5, en 2001) ou encore Arnhem (Série de photos Recently in Arnhem pour Sonsbeek, 2001), voire Paris (série de photos Glaçons 1-9, 2001), Watou (Le va-et-vient du Mont Saint-Watou, projection de diapos, 2001) elle est venue à Luxembourg avec un regard extérieur. Et ce qui l'a visiblement frappé ici, c'est l'explosion de l'art en espace public, ces drop sculptures posées sans véritable raison et encore moins de logique sur la moindre petite place.
En en faisant des copies conformes en résine et rhena therm, un matériau pour produire des plâtres en médecine, plus une couche de pigment phosphorescent par-dessus, elle a pu à la fois se les approprier et les rendre mobiles ; devenues ultra-légères, elle pouvait les transporter aisément jusqu'au Casino. Et fait ainsi entrer l'art public dans l'institution muséale. Mais en les multipliant ainsi, en les posant côte à côte selon des critères aussi gratuits que la taille, elle commente le phénomène avec beaucoup d'ironie.
Cette ironie subtile revient souvent dans l'œuvre de Simone Decker. La faune et la flore sauvage, presque menaçante des photos Recently in Arnhem contrastant avec le calme apparent de cette bourgade hollandaise, les sculptures gigantesques en chewing-gum aux couleurs claquantes qu'elle a posées dans Venise pour sa série de photos lors de sa participation à la biennale d'art contemporain en 1999, les glaçons bloquant absurdement le centre des images - alors que tous les lieux parisiens, hypertouristiques, demeurent aisément reconnaissables par ce qui en reste sur les marges -, sont toujours en léger décalage avec la réalité.
Son exposition s'appelle très justement Point of view, car beaucoup dans le travail de Simone Decker est une question de point de vue, d'angle ou de regard. Ainsi, la base de la série de photos qu'elle a commencée avec les 20 pavillons pour Saint-Nazaire est un jeu sur l'échelle et la perspective. Ce poulpe géant (Jérémy, 1999) est-il vraiment aussi géant ? Le Mont Saint-Watou est-il vraiment une montagne mouvante, croissant et décroissant au fil du temps ? Les maisons à Borken ont-elles vraiment mis leur habit de lumière, transformant chacune une de ses façades en caisson lumineux, rayonnant vers l'extérieur ? Rien n'est moins sûr...
Une des grandes préoccupations de Simone Decker est l'espace. Ou plutôt une interrogation artistique et personnelle sur comment l'habiter, comment se l'approprier. À l'entrée du Casino, dans le grand espace d'accueil, le Pied-à-terre 1:2.50 est - comme déjà le Pavillon de chasse en 1998 - son espace à elle, clairement délimité. Mais cette fois-ci, cet espace a une taille réduite et flotte au-dessus des têtes des visiteurs, comme un cocon, un nid d'abeille. D'ailleurs, telle une araignée, elle l'a tressé et accroché grâce au ruban adhésif blanc. Alors que le visiteur était piégé dans le Pavillon de chasse, ici, il est exclu - comme de l'espace De quoi occuper entièrement tapissé de ruban adhésif multicolore en 1998 -, Simone Decker a voulu démarquer son modeste espace de vie. Il y a même tout un mobilier en taille réduite, comme dans une maison de poupée.
L'artiste luxembourgeoise, qui vit et travaille à Francfort, revient d'une année de résidence d'artiste à New York, ce changement d'échelle pourrait s'expliquer par cette résidence. Tout comme NY-space, qui en porte même le nom. Cette salle dans laquelle on entre comme dans un cabinet des glaces sur une fête foraine toutefois nous fait perdre nos repères, les quatre faces en verre se démultipliant certes à l'infini dans les miroirs, mais la propre image du spectateur est comme engloutie. On y a le sentiment étrange de devenir invisible, de disparaître.
La dichotomie présence / absence ou apparition / disparition est d'ailleurs un autre élément récurrent dans le travail de Simone Decker : comment exister dans le monde et délimiter son espace vital, sans toutefois imposer sa présence trop lourdement ? Le Mont Saint-Watou apparaît, puis re-disparaît, les pavillons pour Saint-Nazaire sont à la fois visibles et prennent une grande partie de l'espace au centre des lieux dans lesquels ils sont posés, mais en même temps, ils sont translucides, donc presque invisibles. Les Prototypes d'espaces infinis (1999) affichent à la fois leur ambition de rejoindre l'infini et restent en même temps pliés, de taille modeste.
Et qui dit espace dit forcément architecture : de plus en plus, les travaux de grande envergure de Simone Decker s'apparentent à l'architecture, posant des questions similaires. Comme ces œuvres qui pourraient être lues dans la lignée du désormais célèbre Untermieter (1996), cette reproduction d'une salle d'exposition de galerie en latex fuchsia qu'elle pouvait emporter et remonter telle une tente, ailleurs.
Le Casino montre, dans la grande salle du premier étage, son Curtain wall, version adaptée pour l'espace muséal des rideaux réalisés en 2002 à Toulouse. Elle y avait reproduit différents quartiers à l'échelle sur des rideaux, qu'elle a alors transportés et remontés sur des structures métalliques dans un autre quartier. Une place longée de maisons bourgeoises se retrouvait ainsi dans un quartier populaire et vice-versa.
Josée Hansen
Lëtzebuerger Land, décembre 2004