Le temps des fantômes
Michel Gauthier
Il y aurait au moins deux entrées principales dans l’œuvre de Simone Decker. La première pourrait passer par le porche de la synagogue de Delme où, en 1999, l’artiste avait investi la totalité de l’espace d’exposition avec quelque cinquante kilomètres de ruban adhésif: White Noise. Des bandes de différentes couleurs traversaient le lieu au point de le rendre pratiquement inaccessible et, bien plus, de dissoudre sa propre réalité architecturale. Comme la neige électronique sur l’écran sans programme, les bandes saturaient un espace mis hors service — créant toutefois, ici ou là, des zones de plus forte et inextricable densité, sortes de nids où l’œuvre entretient une vie dont le spectateur est à jamais séparé. Au total, le spectateur se trouvait confronté à quelque chose comme une toile d’araignée oublieuse de la raison géométrique, l’attirant dans ses rets englués. À l’encombrement, à l’obstacle physique, qui perturbe le passage, s’ajoutait la menace de la colle, qui empêche de partir. White Noise est, en fait, le déploiement tridimensionnel d’une œuvre, De quoi occuper, réalisée, l’année précédente, en 1998, au Casino Luxembourg, avec laquelle les mêmes bandes de ruban adhésif venaient, en tous sens, recouvrir sol et murs d’une salle d’exposition et former un crédible plafond, mais se gardaient d’en envahir l’espace (1).
Le second accès au travail de l’artiste emprunterait une série de photographies: celle, strictement contemporaine de White Noise, montrant de curieux événements plastiques dans les rues ou sur les quais de Venise. Des dizaines d’images dans lesquelles, sous la forme de boules, bulles, coulées et autres concrétions, un matériau coloré — que l’œil identifie vite comme du vulgaire chewing-gum, celui qui d’ordinaire se colle inopportunément aux semelles — vient s’installer sans discrétion en différents lieux de la ville. Chewing in Venice: de monumentales sculptures de bubble-gum pour la Sérénissime? Un rien d’attention visuelle, un minimum de sens du réel et le crédit esthétique accordé à Simone Decker amènent qui regarde ces photographies à comprendre: une petite forme faite avec la gluante et délicieuse friandise, comme il s’en mastique régulièrement dans nos bouches (2), a été photographiée sur fond de Venise selon un point de vue tel qu’elle paraît barrer une ruelle, couler le long d’une façade, décorer un campo ou agrémenter les bords du Grand Canal. Pareilles photographies constituent une réponse à la question que l’artiste, invitée à la 48e Biennale de Venise, n’avait pas manqué de se poser: comment faire une sculpture monumentale avec peu de moyens? En utilisant un vil matériau, la gomme à mâcher, et en adoptant un angle de prise de vue qui donne l’illusion que la sculpture est plus grosse qu’elle ne l’est en réalité. Les sculptures en chewing-gum ont donc, très momentanément mais bien réellement, pris place dans Venise; l’image que nous avons sous les yeux n’est nullement le résultat d’un photomontage. Il n’y a en quelque mesure tromperie que sur leur échelle.
On voit clairement ce qui, formellement, apparente les deux travaux: la vivacité, toute picturale, des couleurs et la qualité adhésive des matériaux utilisés. Plus fondamentalement, White Noise et Chewing in Venice semblent partager un étroit commerce avec l’idée de piège. Le corps manque d’être pris au piège que lui tend le réseau de ruban adhésif; le regard manque de se faire piéger par la mise en scène, pourtant assez rudimentaire, d’une prise de vue. Que l’espace ou sa représentation puisse constituer un piège, il n’est à vrai dire que très peu d’œuvres de Simone Decker qui, d’une façon ou d’une autre, ne nous le disent pas. Un parcours du corpus déjà constitué permettra de le vérifier.
Sur le versant photographique de l’œuvre, la série vénitienne n’est pas restée sans suite. D’une part, les gommes à mâcher ont poursuivi leur trompeur office sculptural à Monaco (Chewing in Monaco, 2000). D’autre part, exploitant avec divers objets les potentialités offertes par les rapports d’échelle, plusieurs autres séries ont vu le jour, qu’il est loisible de distribuer en trois principaux groupes.
L’objet sur l’échelle duquel la prise de vue entretient le trouble peut avoir, comme dans Chewing in Venice, l’apparence d’une sculpture. Tel est le cas avec les photographies des 20 pavillons pour Saint-Nazaire (1999) qui montrent de grands parallélépipèdes transparents dans l’espace intérieur de divers lieux: salon de coiffure, laverie, pompes funèbres, boutique de vêtements, réception d’hôtel et autres espaces moins facilement identifiables — imaginez des sculptures de Larry Bell, à la rigidité mal assurée, qu’on aurait égarées dans des endroits peu disposés à les recevoir. En fait, ces hyalins pavillons n’auront consisté, lors de la prise de vue, qu’en de modestes emballages de cellophane collés sur le côté extérieur d’une vitrine. Grâce à ce procédé et à la photographie, l’artiste peut clandestinement introduire ses sculptures dans des lieux inconnus d’elle. Ressortissent également à ce registre sculptural, la globuleuse et médusante masse de gelée rouge, photographiée dans un immense entrepôt désert (Brugge en gelee, 2000), la forme cylindrique de métal crânement posée sur le Markt de la Venise du Nord (Tower on the Markt, Brugge, 2000) ou les parallélépipèdes transparents, frères agrandis des Pavillons de Saint-Nazaire, qui prennent place dans un paysage de montagne (Pavillons im Musterbau und drumherum, 2000), avec ou sans neige. Ce passage en revue des objets que la mise en scène photographique rend sculpturaux resterait incomplète sans les Glaçons 1-9 (2001). Le cadre est, cette fois, parisien (pied de la Tour Eiffel, places du Moulin Rouge et de la Concorde, bords de Seine au chevet de Notre-Dame, bassin de l’Arsenal ou Palais Omnisports de Bercy, notamment). Des glaçons qui paraissent avoir plusieurs mètres de hauteur s’y posent pour commencer leur inéluctable fonte. La disparition programmée de l’objet vient d’ailleurs pleinement justifier le recours à une photographie qui, seule, est en mesure d’attester ce qu’aurait pu être leur fugitive bien que monumentale existence.
Semblables occurrences — chewing-gums, parallélépipèdes transparents, glaçons et autres objets — troublent parce que la nature indicielle de l’image photographique, c’est-à-dire le fait qu’elle soit un signe d’existence, avérant l’existence de ce qu’il représente (3), tend à accréditer la réalité de la prouesse artistique constituée par d’aussi monumentales sculptures obtenues à partir de tels matériaux. L’artiste raconte que, lors de la Biennale de Venise de 1999, un visiteur du pavillon luxembourgeois était venu s’enquérir de la localisation exacte des quelques chewing-gums géants qu’il n’avait pas encore vus — la vision des autres avait dû tellement l’enchanter! Mais ces images d’objets sculpturaux s’inscrivent également dans la désormais longue et riche histoire des rapports de la photographie et de la sculpture. Depuis Brancusi qui souhaitait, par l’entremise du cliché, fixer les conditions d’un regard idéal sur sa sculpture et finit par transformer son atelier en environnement jusqu’aux minutieuses constructions d’un Thomas Demand, détruites sitôt photographiées, en passant par les alignements de pierre que Richard Long photographiait sur les pentes de l’Himalaya ou dans la plaine bolivienne pour ensuite témoigner d’eux sur les cimaises des galeries et musées européens ou nord-américains, les deux arts ont noué d’étroites et singulières relations. Les images de Simone Decker viennent ajouter à celles-ci un chapitre: la photographie comme témoignage d’une sculpture qui n’a jamais existé comme telle dans l’espace public.
La photographie peut aussi s’adonner aux dépravations scalaires en se faisant animalière. Répondant au doux nom de Jérémy (1999), c’est un poulpe dans son aquarium qui prend ainsi une place démesurée à l’intérieur d’un bâtiment pourtant vaste. Le caisson lumineux qui sert de présentoir à cette image redouble l’impact de celle-ci en fonctionnant comme une réplique de l’aquarium représenté. La série Seaworld Biel-Bienne (2000) montre, dans ces mêmes réservoirs de verre, de grands animaux aquatiques, bénitier, requin ou mérou Grace Kelly, qui viennent troubler la quiétude de la petite ville suisse et de son lac (n’en seraient-ils pas sortis?). Avec les photographies de Brugge Turtles (2000), les animaux sont désormais libres de leurs mouvements: d’imposantes tortues envahissent les rues de Bruges. La peur ancestrale de la bête béante, dont Hollywood a définitivement fixé le mythe avec King Kong, est bien sûr le ressort de telles images, même si, en la circonstance, les animaux photographiés existent vraiment. Katharina Fritsch a également su tirer un saisissant parti de cet écart dimensionnel dans des pièces fameuses comme Mann und Maus (1991-1992) — une gigantesque souris noire est assise sur un lit blanc où dort un homme de la même couleur — ou Rattenkönig (1993) — la disposition en cercle de seize titanesques rats reliés par la queue. À l’évidence, l’affect éprouvé est moins fort devant une photographie que devant la sculpture géante de l’animal. Mais le statut authentifiant de la photographie ne contribue pas peu à l’inquiétante étrangeté de ces images d’animaux colossaux dans un décor pourtant si familier.
Parfois, l’intrusion d’objets surdimensionnés dans un décor qui ne les attendait pas va prendre un tour résolument narratif. Ainsi avec Recently in Arnhem (2001) et Le va-et-vient du Mont Saint-Watou (2001): une formation glaciaire ou rocheuse va, au gré du défilement des différentes images de l’œuvre, apparaître dans un contexte géologique ou climatique qui, a priori, excluait sa possibilité. L’irruption d’un iceberg dans la Gueldre ou d’un mont dans le plat pays belge est l’occasion pour l’image photographique de jouer, jusqu'à l’absurde, son va-tout testimonial. Multimillénaire, le temps long de la tectonique demeure néanmoins passible d’une campagne de prises de vue dont tout indique qu’elle a été relativement courte, car rien, ni les quelques maisons du village voisin, ni le clocher de l’église, ne change autour du fantasque mont.
L’illusion dimensionnelle n’est cependant pas le seul ressort du piège photographique chez Simone Decker, comme en témoignent les sept images de la série intitulée So weiß, weißer geht’s nicht (2001). De banales constructions d’une petite ville allemande, en l’espèce l’agréable autant qu’insipide Borken, voient telles de leurs façades puissamment illuminées par des projecteurs comme ceux utilisés sur les plateaux de cinéma. Ainsi ces architectures sans qualité prennent l’allure des monuments historiques ou, à tout le moins, pittoresques que les scénographies touristiques s’attachent à mettre en valeur au risque parfois de les métamorphoser, de les aplatir en décors de carton-pâte. Comment promouvoir les beautés d’une ville qui n’en a peut-être pas beaucoup, malgré un vague château et un approximatif musée? Comment révéler l’intérêt d’une architecture qui semble en être dépourvue? En braquant d’omnipotents projecteurs sur tel ou tel pignon et en photographiant le résultat de pareille illumination. Les images ainsi obtenues apparaissent comme de curieux produits, détournant les codes de la communication touristique et dont l’insignifiance foncière finit par confiner à l’apparition surnaturelle.
Voilà donc comment l’image photographique selon Simone Decker se manigance comme un véritable chausse-trape. Avant d’entrer plus avant dans la partie de l’œuvre qui n’emprunte pas les voies de la représentation et de voir quels pièges s’y trament, il faut s’arrêter un instant sur les Prototypes d’espaces infinis, car se présente, avec eux, une occurrence où un objet a, d’une part, été l’instrument de photographies dont l’angle de vue « crée« de grandes sculptures (4) et a, d’autre part, donné lieu à une réalisation, en l’espèce lors de la Biennale de Venise, en 1999. L’objet en question est une structure, de forme cubique, au savant système de pliage, faite de feuilles miroitantes, qui peut, dans sa version sculpturale, accueillir une ou plusieurs personnes. À Venise, trois spécimens en avaient été montrés, deux pliés, le troisième déplié pour constituer une manière de boîte. Si, sur la photographie, les lois de l’optique fonctionnent pour tromper sur l’échelle du Prototype, dans l’espace réel, le matériau de celui-ci use également des lois de l’optique pour multiplier les points de vue et, par là même, les reflets. Plusieurs autres travaux non photographiques de Simone Decker se présentent également comme d’authentiques pièges visuels.
C’est le cas de la Petite galerie des glaces (2002). L’œuvre consiste en quatre grands angles identiques pouvant librement pivoter à 360° autour de poteaux allant du sol au plafond. Ces éléments angulaires sont faits d’un aggloméré, sans qualité plastique autre qu’une relative pauvreté, que recouvre, sur le côté rentrant de l’angle, la courbe d’un miroir mosaïque aux mille éclats. Les quatre éléments peuvent être orientés de sorte à totalement fermer un espace à l’intérieur duquel il est loisible à une ou plusieurs personnes de se laisser piéger. Ils sont également susceptibles d’être agencés de façon à marquer deux axes de déambulation, à ouvrir deux passages dans l’espace d’exposition. Toutes les innombrables positions intermédiaires sont bien évidemment ouvertes aux désirs du public. Pareille pièce vaut de permettre que soit donné un objet aux pulsions cardinales du public en matière de rapport à l’espace. En d’autres termes, claustrophobes et agoraphobes peuvent dialoguer avec la Petite galerie des glaces. Toutefois, si, sous l’emprise de quelque narcissique pulsion, vous choisissez de vous tenir à l’intérieur de la structure en position fermée, bref dans le miroir, une déception est à craindre. Nul espoir d’un parfait face-à-face avec vous-même: la mosaïque ne restitue, à l’instar du matériau des Prototypes d’espaces infinis, qu’une image éclatée, trouble, évanescente.
C’est également une manière de piège visuel que propose NY-space (2004). Une cellule à laquelle le spectateur accède par une porte qui, dès qu’elle se referme, le laisse aux prises avec un curieux spectacle. En effet, les parois intérieures de la cellule, aux quatre coins de laquelle sont dissimulés des néons verticaux invisibles, abritent deux éléments. Tout d’abord, une plaque de verre d’espionnage, transparente du côté du spectateur et réflexive de l’autre. Puis, distant de quelques centimètres, un classique miroir. Le spectateur voit donc à travers la vitre les reflets que les deux surfaces réflexives se renvoient à l’infini. Il voit également les pâles reflets de lui-même que les faces internes du verre d’espionnage dispensent, elles aussi, en interminable abyme. Ainsi, se superposent deux séries de reflets: ceux vifs du face-à-face des miroirs, qui creusent quatre tunnels sans fin dont le spectateur est absent; ceux, allant en s’estompant, où ledit spectateur finit par perdre son image tel un Dracula incapable de se voir dans une glace (5). NY-space autorise, de la sorte, in vitro, une singulière expérience: éprouver le sentiment d’être présent et absent, d’être ici et ailleurs, de se tenir, comme on le ressent parfois dans les rues de New York, à l’intérieur d’un espace tout à la fois clos et infini.
Une autre réalisation de l’artiste, dans un registre totalement différent, confronte son spectateur à un phénomène optique tout aussi surprenant. A couple of full moons (2003/2004) donne à regarder un film tourné une nuit de pleine lune. En réalité, ce sont deux lunes qui apparaissent sur l’écran. La raison n’en est point trop mystérieuse: la caméra a enregistré la lune et le reflet de celle-ci sur le verre de l’objectif. Du fait de la courbure de celui-ci, les deux lunes peuvent très bien, en fonction de l’angle de vue, ne pas venir parfaitement se superposer l’une à l’autre. Pour la diffusion de ce film, Simone Decker a conçu un curieux appareil de vision: une sorte de grande lunette de plusieurs mètres de long au bout de laquelle se trouve l’écran de projection. À l’inverse du décor de théâtre qui, pour creuser la profondeur de l’espace scénique, prend la forme d’un entonnoir, en se rétrécissant progressivement, cet appareil va en s’élargissant, de telle sorte qu’il ressemble, au total, à un tunnel et laisse planer une drôle d’incertitude sur la distance qui sépare le regard de l’écran. Pour un peu, l’on croirait être en présence de l’un de ces dispositifs scopiques qu’a multipliés la préhistoire de la société du spectacle. Toujours est-il que, sous son effet, un tantinet absurde, la vision du film aux deux lunes se voit dramatisée comme expérience, dans une dimension presque scientifique. La caméra a produit une seconde lune tout comme l’appareil photographique sait donner naissance à des sculptures monumentales là où il n’y en a eu que de minuscules.
Cependant toutes les œuvres non photographiques de Simone Decker n’ont pas pour ressort semblables jeux optiques. Comme on l’a vu avec White Noise ou la Petite galerie des glaces, c’est parfois, tout simplement, le rapport du spectateur à l’espace qui est mis en jeu. Parmi les réalisations les plus marquantes de l’artiste, figurent sans nul doute les Jagdschlösschen (1998-2000) (6). Il s’agit de grands parallélépipèdes dont les six faces sont faites en adhésif double face translucide. Une ouverture pratiquée sur l’un des côtés rend pénétrable le Jagdschlösschen. Dès l’entrée, une curieuse épreuve attend le spectateur: les pieds adhèrent au sol, et non en raison de malencontreux chewing-gums. Les mains, les doigts vont d’ailleurs très vite expérimenter, à leur tour, l’adhésivité des parois. Chaque visiteur va ainsi laisser des marques de son passage, certaines plus ou moins accidentelles — traces de pas, empreintes digitales, cheveux, fibres de vêtements —, d’autres plus démonstratives — tickets de train, photographies et autres papiers ou menus objets en tous genres. Les Jagdschlösschen, sous un certain angle, ne sont pas sans rapport avec la Piedra que cede (The Yielding Stone, 1992) de Gabriel Orozco. La boule imparfaite de plasticine, grise, sans attrait morphologique ou chromatique particulier, pesant un peu plus d'une cinquantaine de kilos, va, en roulant, du fait de la qualité, elle aussi, adhésive de son matériau, prélever une partie de la poussière ou des petits corps qu'elle trouve sur son chemin. Elle va aussi prendre l'empreinte des lieux qu'elle traverse; une surface lisse la rendra lisse, une surface accidentée imprimera la marque de ces accidents. La pollution de la sculpture par un contexte qui n’a pas que de nobles aspects, voilà quelque chose dont le minimalisme, celui de Judd et de Flavin, avait implicitement reconnu la possibilité — puisque l’œuvre ne se conçoit plus dans un hors-lieu, ne présupposant pas la présence du spectateur —, sans toutefois aller jusqu'à accepter que ses produits en courent le risque. La netteté minimaliste, que les boîtes de verre avec néon et aspirateur du Jeff Koons de la première moitié des années 1980 avaient magnifiquement emblématisée, n’est plus à l’ordre du jour. Le cube se dégrade. Sa transparence se brouille. La poussière le gagne. N’étant plus réduits à la seule dimension d’un regard qui, au demeurant, ne perçoit plus, à travers les cloisons de scotch, que de fantomatiques formes, les spectateurs deviennent, le plus souvent à leur corps défendant, des vandales. Le Jagdschlösschen n’est plus le lieu où se reposer avant ou après la chasse mais l’endroit même où s’opère la chasse. Et la manœuvre cynégétique a pour cible principale le spectateur, piégé dans la réalité désublimée de sa présence.
À l’intérieur du Jagdschlösschen le public se trouve dans une situation qui, à bien la considérer, est parente de celle vécue par l’actrice de la vidéo Air Bag (1998). Sans son, le film, projeté en grand sur un mur, donne à voir le gros plan d’une tête féminine aux cheveux et lèvres rouges, enfermée dans un sac de plastique transparent. La jeune femme, selon un rythme régulier, inspire et expire au maximum de ses capacités pulmonaires. Ainsi le sac de plastique vient soit se coller au visage, soit se gonfler comme une baudruche. On le devine: pareil film, d’ascendance naumanienne (7), ne tarde pas à provoquer chez son spectateur un authentique malaise, certes parce qu’on y observe une personne menacée à terme d’asphyxie, mais également parce qu’il touche à la double question, déterminante, de la délimitation et de l’occupation de l’espace. Malgré sa singularité, Air Bag entretient d’étroites relations avec le reste de l’œuvre de Simone Decker. Le sac gonflé rappelle bien sûr les Bubbles (1994-1995), ces bulles de latex, de tailles diverses, que l’artiste fait obscènement germiner dans des ouvertures architecturales ou à l’angle de certaines structures. Air Bag évoque bien sûr également les bulles de chewing-gum, mais non moins les parallélépipèdes transparents des Pavillons de Saint-Nazaire, des Pavillons im Musterbau und drumherum ou les aquariums de Jérémy et de la série Seaworld Biel-Bienne, sans parler des Glaçons. Quand il vient se coller au visage de sa prisonnière, il n’est pas sans rapport avec les adhésifs des Jagdschlösschen. Pourtant, l’œuvre avec laquelle il entretient le commerce le plus profond est sans doute Untermieter (1997) dont la réalisation eut pour cadre la galerie Beaumont (Luxembourg). Simone Decker recouvrit l’une des salles de la galerie de latex rouge. Après séchage, elle ôta la peau ainsi obtenue, qui avait pris l’empreinte de tous les détails du lieu, et la retendit, au moyen d’une armature métallique, dans une salle voisine, plus grande (8). Outre la couleur rouge qu’ils ont en commun, Air Bag et Untermieter partagent d’envisager le rapport à l’espace sous la forme d’une même dualité: ou bien l’adhérence (le sac de plastique est collé au visage et le latex au mur), ou bien la distance (le sac est gonflé et se décolle du visage; la structure de latex est reconstituée dans un lieu autre que la salle dont elle a pris l’empreinte). Être au contact ou à distance, telle est la question.
En 2004, Simone Decker a renoué avec la pratique de l’empreinte qu’elle avait expérimenté avec Untermieter à l’occasion d’une surprenante série de pièces intitulées Ghosts (2004). L’artiste a, en effet, pris des empreintes d’un certain nombre de sculptures, d’époques, de styles et de qualités fort divers, sises à Luxembourg, dans l’espace public. À partir de ces empreintes ont été réalisés des moulages dont le revêtement est phosphorescent. Il emmagasine la lumière ambiante pour la restituer dans l’obscurité. Quelques-unes des sculptures ainsi obtenues ont été alignées sur le toit de l’«Aquarium», l’appendice architectural en façade du bâtiment principal du Casino où, la nuit, elles se profilent dans la spectrale luminosité d’un jaune louche. D’autres, d’une façon peut-être encore plus saisissante, ont été placées dans les obscures caves de l’édifice où elles jouent parfaitement leur rôle de fantômes, quand, après les quelques minutes nécessaires à l’adaptation de l’œil, le phosphore commence à dispenser ses luisants effets. Un fantôme est le double d’une personne morte. Faut-il alors comprendre que les moulages phosphorescents de Simone Decker sont les répliques de sculptures que leur exposition, sinon leur surexposition, dans l’espace public a, quels que soient leurs mérites respectifs, fait mourir? Les Ghosts, malgré la nouveauté formelle qu’ils introduisent indubitablement dans la production de l’artiste, rejoignent certaines des préoccupations manifestées par des pièces antérieures. Consistant dans la prise de distance, physique et chromatique, d’un moulage à l’égard de son modèle, leur propos est, par exemple, proche de celui d’une œuvre comme Untermieter. Les fantômes de sculptures de Simone Decker, plus sûrement encore qu’avec Untermieter, sont à considérer en liaison avec les photographies. Les architectures anodines de la série So weiß, weißer geht’s nicht deviennent comme les apparitions fantomatiques d’elles-mêmes sous l’objectif de l’appareil photographique et les rayons de surpuissants projecteurs. Comme les Ghosts, c’est la nuit qu’elles vivent leur chimérique existence nouvelle. Quant aux photographies de Chewing in Venice, des 20 pavillons pour Saint-Nazaire, des Pavillons im Musterbau und drumherum ou des Glaçons, leur propos n’est pas aussi éloigné de celui des Ghosts qu’il pourrait le sembler de prime abord. Les images photographiques jouent à avérer la réalité monumentale de sculptures fantomatiques; les moulages phosphorescents transforment en fantômes, pour les rendre à la réalité, des sculptures que leur pérennité même a fini par rendre insignifiantes. Produire ainsi une réplique d’un élément urbain dont la visibilité semble avoir disparu, tel est également le sujet d’une œuvre comme Water Tower (1998) de Rachel Whiteread: le moulage en résine translucide du volume d’eau contenu par l’un de ces réservoirs qui, placés sur les toits, sont l’une des originalités de New York (9). Water Tower, par sa présence tout à la fois familière et énigmatique, est aussi une espèce de fantôme. Comme les Ghosts, pareil projet signale peut-être qu’en notre époque, post-moderne, post-utopique, seuls les fantômes sont désormais réellement visibles.
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Être spectateur n’est décidément pas une mince affaire. L’image peut m’abuser, me faire prendre les petites vessies pour de grandes lanternes; elle peut me piéger, jusqu’à faire apparaître et disparaître les montagnes. L’espace aussi me cause bien des difficultés. Je peux me tenir à distance ou à proximité de l’œuvre; parfois même je peux m’aventurer en son intérieur, au risque de rester scotché à elle. Il peut arriver que, dans la ville, je devienne aveugle à l’œuvre. Autrement dit, occuper un point de vue n’a vraiment rien d’un acte naturel, même si je l’accomplis tout le temps — et notamment les nuits de pleine lune.
Michel Gauthier
Octobre 2004
(1) Simone Decker a réutilisé le ruban adhésif avec Distributeur. Un grand container installé dans la ville, en 2003 à Besançon, en 2004 à Neuchâtel, fonctionnant comme un distributeur de ruban adhésif que le public était invité à dérouler pour entourer tels éléments de l’espace environnant et constituer ainsi une sculpture de son choix.
(2) Une des premières pièces de l’artiste, Ma Chambre de Méditation (1994), consistait en un assemblage de plusieurs centaines de bonbons, jaunes, orange, roses et rouges, qu’un peu de salive avait rendu suffisamment collants pour qu’ils s’agrègent les unes aux autres.
(3) Je renvoie sur ce point aux lumineuses analyses de Jean-Marie Schaeffer dans L’image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
(4) Trois images dans l’espace public à Monaco, en 2000 et, la même année, deux vues prises en intérieur à Vaduz.
(5) Une version future du NY-space devrait, grâce à l’utilisation d’un verre encore moins réflexif, parvenir à presque complètement neutraliser les reflets du spectateur, de façon à laisser celui-ci aux prises avec quatre séries de mises en abyme de miroirs dont il serait étrangement exclu.
(6) Des Jagdschlösschen ont, à ce jour, été réalisés, en 1998, au Casino Luxembourg («To be expected») et au Frankfurter Kunstverein («8 x 8 x 8»); en 1999, à la Criée, centre d’art contemporain de Rennes («Ex-change»); en 2002, au MAC, Musée d’art contemporain de Marseille («Subréel»).
(7) Que l’on songe, par exemple, à une œuvre comme Pulling Mouth (1969).
(8) Dans l’esprit, sinon dans la forme, les Rideaux conçus pour l’édition de 2002 du «printemps de septembre» (Toulouse) sont parents de Untermieter. Les empreintes photographiques d’immeubles, transférées sur de grands rideaux, utilisées, à distance de leurs référents, pour délimiter et compartimenter un espace.
(9) Voir Louise Neri, Looking Up. Rachel Whiteread’s Water Tower, Public Art Fund, New York City/ Scalo, Zurich - Berlin - New York, 1999.