Interview, 2002

Claire Le Restif : Certains questionnements sont constants dans votre travail : le rapport de l'œuvre : au spectateur, à l'architecture, au contexte, au lieu.
Simone Decker : Le lieu est une partie intégrante de mon travail. Tous mes travaux proviennent d'une réaction à une situation donnée et sont réalisés dans le lieu mais surtout avec le lieu. Je cherche à transformer nos rapports à l'espace réel. D'une part, j'envisage le lieu comme élément de mes projets. Il n'est pas seulement l'endroit où j'expose une pièce mais le plus souvent il en devient partie intégrante. Le lieu et le travail artistique sont mêlés. Par ailleurs, j'essaie aussi qu'ils ne soient pas exclusivement attachés au lieu de création. Je souhaite qu'ils aient une part d'autonomie, qu'ils aient dans leur bagage les éléments/caractéristiques d'un autre lieu. C'est un rapport dépendance/indépendance des oeuvres au lieu. La pièce «Untermieter» ("Sous-locataire", 1997) en est l'illustration la plus évidente: arriver à la galerie, lieu matrice, avec juste un énorme sceau de caoutchouc rouge; peindre les murs, plafond et sol d'une salle d'exposition; puis retirer cette peau et ensuite l'envoyer en voyage pour "sous-louer" d'autres endroits.  La mobilité est un aspect prépondérant de mon travail. Ceci est très clair par exemple dans les "Prototypes d'espaces infinis" (1999-2000) où les pliages soulignent cette idée d'une pièce infinie et transportable, d'un espace privé qu'on peut plier et déplier en cas de besoin d'un peu plus d’espace pour soi-même.
C.L.R: Pouvez-vous définir le "sens" de circulation d'une pièce à l'autre de votre travail, d'une familles d'œuvres à l'autre serais-je tenter de dire?
S.D: Jusqu'à présent j'ai uniquement essayé de trouver les points communs entre les pièces, tel que je les ai abordés dans la première réponse. Je n'ai encore jamais tenté de faire différents groupes de travaux. Mais j'accepte ici d'en faire la tentative. Dans un premier temps je considère qu'il y a un partage dans les deux familles de travaux suivantes, tout en postulant que dans les deux cas il y a la volonté d'un décalage et d'un changement de consistance de la réalité: La première famille est celle où j'utilise ce que je trouve sur place (la ville, l'institution, la situation, etc.) et que j'intègre dans mon travail. Il s'agit de toutes les photographies jouant avec l'échelle des choses: "Jérémy" , "Chewing in Venice" etc. Les chewing gums n'obtiennent leurs dimensions gigantesques qu'en confrontation au lieu. Mais ce sont également des travaux comme "Curtain wall"  réalisés pour l'exposition "Fragilités" au Printemps de Toulouse en septembre 2002 et la série de "So weiss, weisser geht's nicht" réalisée à Borken en 2001 pour l'exposition "Artline 5", dont le point départ est identique : une invitation à réaliser un projet dans l'espace public. En premier lieu j'analyse la situation, les enjeux de l'exposition et la raison pour laquelle j'ai été invité à y participer. Que pourrais-je amener à un lieu? Quel est donc l'espace que je peux et que je veux investir? Comment l'occuper sans l'encombrer? Ce qui m'intéresse c'est de prendre comme point de départ la ville elle-même. A Toulouse, j'ai photographié les bâtiments de la ville. A partir de ces prises de vue, j'ai réalisé des rideaux. Puis je les ai accrochés dans la ville, en transférant les bâtiments photographiés d'un quartier à un autre. Je déplaçais des portions de la ville et je leur donnais une autre consistance. Ainsi, je laissais la ville se présenter elle-même. A Borken, j'ai tout simplement intensifié l'éclairage des maisons et des bâtiments d'un quartier de cette petite ville allemande pendant quelques heures durant la nuit. Ensuite j'ai photographié ces parcelles de ville. Les photographies résultantes étaient finalement exposées à plusieurs endroits à Borken, aussi bien dans des lieux d’expositions que dans des agences de voyages. Dans ce travail également, la ville se présente à elle-même, mais sous un autre regard, ou bien, si on veut, sous une autre lumière. En intensifiant uniquement l’éclairage, je change la vue habituelle sur la ville. Borken n’est pas seulement le  oint de départ de mon intervention, mais sujet et objet même de mon travail. Dans la deuxième famille d'œuvres, il s'agit de travaux où j'essaie de créer un espace dans un espace déjà existant.
C.L.R : Avec «Untermieter» ("Sous-locataire", 1996), "Air bag" (1998), "Jagdschlösschen" («pavillon de chasse») et "Petite galerie des glaces"(2002) par exemples et qui sont, à mon sens, des sortes de cellules questionnant à la fois un espace physique et psychologique?
S.D : Absolument. En fait ce sont des propositions que je développe à partir de lieux d'expositions neutres, du type "white cube". Ici le changement de consistance m'intéresse également, mais c'est davantage un ajout qu'un déplacement.  Pour le "Jagdschlösschen" et la "Petite galerie des glaces" j'introduis un espace dans un lieu d'accueil. Le "Jagdschlösschen" est à peine visible de l'extérieur, juste un endroit flou dans le champs de vision, mais dès que nous rentrons il devient très présent puisque nous restons scotché et que nous n'arrivons plus à nous déplacer normalement. Le film plastique est collé directement au sol et au plafond. Le lieu en défini la taille et les proportions. Il change donc à chaque fois en fonction des données du lieu.  
C.L.R : Comment qualifiez-vous "Petite galerie des glaces"? Est-ce un objet, une  sculpture?
S.D : En allemand il existe le terme "Raumarbeit". "Raum" c'est l'espace et «Arbeit», le travail, en un mot donc "travail dans et avec l'espace". A ma connaissance ce terme n'est pas encore trop connoté. Il est très ouvert et m'évite ainsi de devoir me limiter ou me décider. Contrairement à "Jagdschlösschen", "Petite galerie des glaces", n'est pas invisible de l'extérieur, mais son aspect d'armoire est comparable, puisqu'il s'efface pour offrir autre chose si nous rentrons à l'intérieur et que nous nous y enfermons. Dans les deux travaux, je "découpe" une portion de l'espace existant et je la transforme. Bien qu'il ne puisse exister sans un espace accueillant, et qu'il en dépend fortement, cette portion d'espace m'appartient. Elle se détache du reste. C'est un cocon ayant son propre fonctionnement et sa propre vie où j'invite le spectateur.
C.L.R : "Petite galerie des glaces" instaure à la fois un espace concret et imaginaire, infini (les miroirs) diffractant visuellement l'image du corps du visiteur. C'est une croissance de l'espace. Une décomposition et une recomposition du monde à votre manière.
S.D : Oui, mais davantage encore, c'est une appropriation de l'espace à ma manière. Avec cet espace, mon espace dans un autre espace, je tente aussi bien une multiplication, donc un agrandissement, qu'un effacement des proportions, donc aussi une dissolution de l'espace. J'y vois une possibilité de questionner l'espace physique.
C.L.R : La forme, très simple à l'extérieur, contraste fortement avec l'intérieur de la boîte, qui semble être un écrin.
S.D : L'idée est qu'avec cet écrin, sobre à l'extérieur, étincelant à l'intérieur, je puisse créer une autre ambiance dans cette salle, créer aussi une portion d'espace qui se détache du reste, d'où l'importance de la matière brute du MDF, qui en accentue le détachement, la découpe et qui crée un contraste maximum entre l'intérieur et l'extérieur. Pour revenir au "sens" de circulation d'une pièce à l'autre, le travail qui relie ces deux familles est «Untermieter» ("sous-locataire"). Cet espace est l'empreinte d'un lieu existant et tous les détails du lieu matrice sont reconnaissables.
C.L.R :Dans les mêmes dispositions intellectuelles, vous semblez sans mal passer d'une échelle architecturale, spatiale dans vos oeuvres mobilières, à une autre, celle de la ville où vous installez vos micro-situations, qui grâce à une loi optique vont devenir un lieu recomposé, dont le constat et l'existence réelle est une photographie?
S.D : Comme dans tous les travaux, c'est l'espace qui est l'enjeu. Pour moi-même, je ne sens pas de véritable différence lorsque je photographie une petite boule de chewing gum, qui, sur les images résultantes prend les dimensions de sculptures géantes ou bien pendant le montage/l’installation d'une pièce comme «sous-locataire» ou «curtain wall». Je pense que ce sentiment vient surtout du fait que je travaille dans tous les cas sur le site. Par exemple quand je regarde à travers mon objectif lors des prises de vues avec les emballages en cellophane, je les vois déjà insérés dans leur entourage ou paysage. C’est-à-dire que dans mon imagination, ils prennent déjà une allure d’architecture et non plus de petit objet. La finalité de tous les travaux est un investissement de l'espace, peut-être même plus (en dimensions) avec les photographies. Cette réflexion m’amène à désigner deux autres familles. D'un côté les travaux qui jouent avec une illusion de la réalité, les travaux photographiques qui se situent entre le virtuel et le réel. De l'autre se trouvent les projets où je propose un espace qui s'expérimente directement (avec le toucher, la vue, l'odeur) à l'échelle 1:1. Ce sont souvent des pièces dans lesquelles on peut entrer, comme une sorte de scène qui doit être complétée par le spectateur/passant. Bien que je considère tous mes travaux comme des propositions, ceux-ci appellent une intervention du visiteur. Les photos gardent évidemment toujours une certaine distance, mais je demande au spectateur de jouer le jeu, de se laisser séduire par l'image et de croire en ce que je lui donne à voir, ou à "sentir", comme par exemple l'odeur des chewing gums, qui n'existe que dans l'imagination de la personne qui se laisse emporter par l'image. Le travail qui pourrait relier ces 2 familles est "500 pièces", ma proposition du morcellement du Fonds Régional d'Art Contemporain Bourgogne (1997). Le visiteur circulant dans le lieu d'exposition voyait un dessin géométrique sur tous les murs et plafonds de l'institution. Je voulais l'inciter à y lire le plan de découpage du lieu dans son ensemble. Le travail ne fonctionnait que s'il s'imaginait que quelqu'un vienne avec une tronçonneuse et découpe vraiment le bâtiment. Le lieu se transformait ainsi en un jeu de construction géant!
C.L.R : Il y a dans votre démarche artistique une stratégie, un jeu de cache-cache entre la réalité et sa restitution. Il me semble qu'à cet égard "Prototype d'un espace infini" (1999) présenté à Venise et "Petite galerie des glaces" (2002) en sont les exemples les plus probants.
S.D : Effectivement, tous mes travaux contiennent ce jeu de cache-cache entre la réalité et sa restitution. Mon travail consiste en un déplacement, une réorganisation ou bien une mutation physique et/ou mentale du lieu.
C.L.R : Vous semblez jeter le même "doute radical sur le principe de réalité"  cher à Baudrillard, dans vos "sculptures" et votre travail photographique. Il s'agit d'un univers des apparences, un trompe l'oeil, dans une forme classique d'expérimentation. S.D : Je crois que le décalage, ce déplacement de la réalité m'importent d'avantage que le doute! Les photos sont des réorganisations de l'espace, des compositions avec un lieu. Il y a l'élément que je trouve sur place, donc le lieu même et l'élément que je ramène sur le site, comme par exemple le chewing gum, la pieuvre, l'emballage en cellophane par exemple. L'assemblage se fait in situ. Voilà pourquoi ce sont avant tout des travaux avec et sur l'espace. Je me l'approprie, mais dans le cas des photographies il s'agit toujours de lieux qui ne me sont pas destinés. Je ne les considère pas vraiment comme trompe l'oeil, puisqu'en me déplaçant sur le site avec tous mes outillages et en y posant et photographiant mes objets ou mes animaux, le lieu est à moi, pour un instant, celui de la prise de vue. Plus qu'un trompe l'oeil c'est un clin d'oeil à mes propres travaux! Les emballages de thé en cellophane prennent sur les photos, l'allure d'architectures et ressemblent à s'y tromper, aux photographies documentant "Le pavillon de chasse". C'est une remise en question et une relecture de mes propres travaux.
C.L.R : En vous invitant à participer à l'exposition "CQFD", j'avais à l'esprit des espaces malléables et pliables "Untermieter" («sous-locataire» 1996), économiques et éphémères «Jagdschlösschen»("Pavillon de chasse") (1998), les rubans adhésifs de "De quoi occuper" (1998). Si jusqu'alors votre préférence aller à une forme de légèreté et d'économie, force est de constater qu'avec "Petite galerie des glaces", réalisée pour l'exposition, nous sommes proches de la densité sculpturale.
S.D : En comparant le «Jagdschlösschen» («pavillon de chasse»), qui  est un des travaux les plus économiques en matériaux utilisés avec la «Petite galerie des glaces» j'espère que j'ai pu les rapprocher l'un de l'autre. Je crois que l'économie des matériaux est équivalente. De plus, j'ose espérer que la fragmentation de l'espace par les miroirs, notamment lorsqu'on on est enfermé à l'intérieur, enlève toute pesanteur à la pièce et puisse dissoudre la densité que vous évoquez!
C.L.R : Rétrospectivement, quelle est votre analyse, de la mise en exposition de cette pièce dans "CQFD", à proximité de "Ligne de lumières (sensible)" de Véronique Joumard et "Over drive" de Hugues Reip?
S.D :Un dialogue remarquable entre les trois. Ce sera un défi, dans l'avenir, de lui trouver un meilleur voisinage!

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Simone Decker
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