Simone Decker: Contributions pour un monument à la Légèreté (ou comment dénouer la robe de chambre du Balzac de Rodin).
La légèreté n’est pas la chose du monde la mieux partagée, et pour cause: l’Institution croit, grossit sans cesse. Avec elle, les bâtiments multiplient, se haussent, alourdissent leur prétentions, massifient. Sans compter que tout cela commémore: sculptures, places, architectures, commandes, patrimoines, fariboles et fabriques en tous genresenvahissent notre terrestre logis ! La Pesanteur bat son plein.
C’est pourquoi, et depuis quelques décennies déjà, les artistes les plus consciencieux ont appris à ne pas trop en rajouter: l’art conceptuel fût la formule allégée de générations lucides et subtiles, qui surent se glisser dans les interstices, les failles, les entre-deux, et rêvèrent d’infra-mince. Hors les délicatesses des idées et des mots, on explora d’un même mouvement les bouches d’aération, on chercha le salut dans les transparences, les ponctuations, on récusa les gestes puissants et compliqués, les projets fauteurs de coûts insupportables (et de goûts douteux). Pourtant, il n’est pas sûr que tous ces efforts conjugués aient permis d’atteindre les résultats escomptés. Car à trop privilégier les marges, les bordures, les espaces oubliés, enfouis, indésirables, ces générations angéliques ont souvent contribué à rendre l’atmosphère générale encore plus dense, une fois bouchés les derniers axes de circulation, colonisés les derniers lieux vacants. Car de même que certains avaient appris habilement à recycler les rebuts de notre société de consommation effrénée, d’autres s’étaient appliqués à engraver les dernières miettes d’espace…
On pourrait penser que Simone Decker, dans une de ses toutes premières pièces, succomba aussi à la tentation de la pièce d’angle, ou à ce que l’on pourrait appeler la bonne intention des coins. Dans une œuvre de 1994, à l’occasion de sa première participation à une exposition collective, elle installe des formes en latex (Bubbles, 1994-1995) sur des angles, des poteaux, dans des ouvertures qu’elle bloque: au mimétisme collectif des artistes cherchant, dans ce genre de situation, à avoir la meilleure (et le plus de) place, c’est-à-dire l’espace central, elle répond en choisissant délibérément pour ses œuvres des endroits décalés et moins visibles, des bords. L’apparente modestie de ce choix ne doit pas nous tromper: il était, sinon l’expression «ennégatif» de son propre désir exclusif d’occupation du lieu (1), en tout cas une manière plutôt élégante de se montrer un peu partout et d’apparaître bien davantage que les autres participants! Mais on doit y voir surtout l’expression lucide d’un aspect essentiel du projet artistique en général, à savoir l’orgueil qui se gonfle (comme les latex en question) mais doit faire mine, pour la galerie et les contraintes sociales du moment, de s’ignorer (2). Car à la même période, dans les autres travaux qu’elle réalise ailleurs (Affront-affronté ou Cellule d’artiste), Simone Decker occupe seule l’espace qui lui était dédié, généralement une salle, qu’elle repeint ou modifie à chaque fois presque intégralement. Elle s’empare alors de l’architecture dans son entier (sol, murs, plafond) dans un parti pris qui installe «son point de visée» (comme on aurait dit dans la peinture classique) au centre de l’espace. Dans l’impossibilité de retrouver cette possibilité dans une exposition collective, Simone Decker affirmait avec lesBubbles une claire conscience de cette volonté d’exclusivité qui fait l’essence même de toute véritable ambition créatrice, tout en apprenant à la «limiter», afin d’en réduire les effets ravageurs sur le plan collectif, notamment lorsqu’elle se trouve confrontée au même désir chez autrui (3).
Lorsque l’individu rend à la communauté de grands services, celle-ci lui érige un monument. Le propre du monument est d’être installé au centre de l’espace collectif (généralement une place) afin que tout le monde le voit. Ce qui définit le monument est donc, entre autres choses, sa «centralité». Par là, on doit entendre le fait que le monument est un lieu de convergence et d’enveloppement: pour parler comme le philosophe Desanti, il s’agit d’un point de «visée symbolique» qui a pour effet de concentrer les multiples «désignations» dont il fait l’objet par les divers membres de la communauté. L’extrême densité est donc le propre même de tout monument et son érection sur un socle (qui permet de le voir et de le désigner) comme son poids matériel (la solidité des matériaux, bronze ou pierre), sont la traduction formelle de cette fonction symbolique, ou si l’on préfère, ses conséquences logiques. Cette essence même du monument est merveilleusement mise en forme dans la géniale sculpture en pied de Balzac par Rodin: l’écrivain, enveloppé dans sa robe de chambre, semble comme se retourner en lui-même, dans un mouvement d’involution exprimant l’orgueil le plus absolu. Il s’agit en somme d’un centre qui se reconnaît comme tel, et qui absorbe et enferme toute désignation venue de l’extérieur.C’est aussi une enveloppe figée, fermée autour de son propre noyau, qui affirme sa consistance de forme éternelle, comme un fossile immuable au cœur de quelque volcan sans fond (4). Le monument, c’est la Gravité et l’Opacité même!
Dès ses premiers travaux, Simone Decker s’en prend directement à l’enveloppe des lieux où elle intervient: elle décolle la moquette (Affront-Affronté, 1994), repeint les murs ou en prend l’empreinte avant de la retendre dans l’espace, comme un trophée monumental. Sous-locataire (1996) est ainsi la peau virtuelle d’une salle d’exposition, devenue sculpture en latex souple, dépliable et repliable à volonté, forme mobile prête à être exposée dans un lieu quelconque ou posée pliée, comme en attente, dans un coin. Pavillon de chasse (Jagdschlösschen, 1998) est aussi une sorte d’architecture qui vient occuper le centre du lieu d’expositionoù on le présente, comme un monument dans le monument : mais il est constitué d’une surface transparente qui, au lieu de tenir à distance ceux qui portent habituellement un intérêt révérencieux à l’œuvre monumentale, les «piège» par sa surface collante. L’artiste s’en prend ainsi soit à la surface réelle des murs, des sols ou des plafonds qui lui sont proposés et auxquels elle fait subir une sorte de régime d’ «aération»(White noise, 1999); soit elle invente des espaces pliables et réfléchissants (Folding in Venice, 1999), comme autant de propositions d’assouplissement de ce qui est généralement rigide et permanent, univoque et pesant. Aboutissement de ce travail sur la surface des architectures, elle réalise Curtain wall à l’occasion de l’exposition annuelle d’art contemporain de Toulouse, en 2002 : les façades de bâtisses historiques ou récentes de la ville sont photographiés et imprimés sur des tissus immenses puis suspendus dans les rues ou sur les places, toutes désormais flottantes, légères, soumises au gré des vents mais aussi à la cupidité d’amateurs d’art éclairés et peu scrupuleux!
Distributeur (2003) est autrement significatif de l’inversion que Decker fait subir à l’idée de sculpture publiqueet de monument : la base de la proposition est un container qu’une association de Besançon proposa à plusieurs artistes d’utiliser pour y concevoir des œuvres et leur diffusion. Simone Decker décida de transformer cet objet en un monumental dévidoir à rouleaux de rubans adhésifs transparents, que les gens purent dérouler à volonté dans l’espace public environnant. Grâce à la longueur des rubans, certains utilisèrent le matériau pour empaqueter des arbres, des bancs publics ou quelque élément du mobilier urbain situé à proximité, d’autres inventèrent simplement quelque jeu ou chorégraphie de leur choix que permettait la solidité du ruban. Avec cette œuvre, la sculpture publique conserve sa place centrale, mais elle agit désormais comme un centre vide, un objet creux qui ne contient rien et vers lequel rien ne converge vraiment, au contraire: c’est à partir de ce centre creux que l’on peut inventer des formes quelconques destinées à lier des réalités matérielles et humaines contingentes. Et si l’on revient toujours vers ce centre, ce n’est plus pour le conforter dans sa «clôturesignifiante», dans sa fonction captivante d’englobant symbolique, mais pour réinventer, de manière dynamique et plurielle, des formes éphémères et sans «gravité», distribuées librement par ceux qui veulent bien en faire usage. Avec Distributeur, Simone Decker dénoue le ruban au cou d’Olympia ou, plus précisément (et impertinemment), défait la ceinture de la robe de chambre du gros Balzacde Rodin!
Les propositions photographiques que Simone Decker réalise à partir de 1999 entrent dans le même champ de réflexion: au moyen d’un dispositif de prise de vue utilisant des maquettes avec des chewing-gum, de glaçons, des bocaux à poissons, de la terre ou des petits cailloux, l’artiste suggère leur installation monumentale dans des espaces qui sont de véritables lieux communs collectifs, des ville (Venise et ses canaux; Paris et ses places…) ou des paysages de campagne, en les «occupant» de manière incongrue en leur centre même. Ces photographies donnent donc à voir (ou à cauchemarder!) la mise en œuvre de monuments improbables, mais offrant toutes les caractéristiques contraires de ce qui caractérise justement la «centralité» monumentale: formes molles et bigarrées de chewing-gums géants (Chewing in Venice, 1999), surface réfléchissante et vaguement géométrique d’énormes glaçons fondants (Glaçons, 2001), trous béants de paysages de campagne ou montagne surgissant pour replonger aussitôt sous la surface du sol (Le va-et-vient du Mont Saint-Watou, 2000), toutes ces formes proposées par les clichés truqués de Decker sont autant d’éclats de rire destinés à libérer l’esprit du «poids» qu’il tend à concentrer dans ces lieux mêmes qui devraient demeurer vides et ouverts: sauf que les hommes, comme la nature, ont horreur du vide, hélas! Simone Decker commente à sa manière les désastres de la prolifération industrieuse et artistique ou, si l’on préfère, elle mime toute l’arrogance et la lourdeur contemporaines avec la légèreté d’une technique volontairement simple, et elle moque cette prolifération sans limite qui détruit tout, et qui encombre jusqu’à l’absurde les paysages les plus beaux.
Parmi les séries photographiques, il en est une qui offre une particularité touchant à la place même de l’artiste dans la réalisation de l’œuvre: 20 pavillons pour Saint-Nazaire (1999) nous montre des formes en film transparent (équivalentes au Pavillon de chasse de 1998) exposées dans 20 boutiques de la ville de Saint-Nazaire en France, où Simone Decker était en résidence. Là encore, les sculptures n’ont jamais été faites mais ont été seulement dessinées en scotch sur les vitrines des magasins, la prise de vue suffisant ensuite à donner l’illusion de leur présence à l’intérieur de ceux-ci: comme le commente l’artiste, elle a ainsi réussi à exposer dans des lieux sans jamais y mettre les pieds! La question de la place centrale représentée par la personne même de l’artiste, est évidemment un aspect essentiel des recherches de Simone Decker: car au fond, les caractéristiques du monument classique pourraient bien s’être déplacées vers cette Figure de l’Artiste, nouvelle représentation symbolique pour une communauté en quête de formes nouvelles de croyance et de vénération. Or en même temps que ses premiers travaux sur la surface des lieux d’exposition (Sous-locataire par exemple), l’artiste avait réalisé une vidéo (Air-bag, 1998) montrant sa propre tête enveloppée dans un sac plastique, qu’elle semblait gonfler et rétracter contre son visage en soufflant ou en aspirant. L’apparence tragique de ce film parfois inquiétant masquait là encore un artifice, le gonflage du sac étant en fait activé par une pompeplacé dans le dos et activé par un complice : de fait, un peu d’attention et de raison permettait de voir que l’image ambiguë de la jeune femme grimée en clown (écho probable à Bruce Nauman), démontait l’arbitraire de ce pseudo héroïsme que notre société aime attribuer aux artistes. Sous la gravité de la performance, sous l’existentiel de pacotille et derrière le sublime facile, la blague!
La mise en doute du sérieux du rôle de l’artiste ne peut pas ne pas interroger aussi la présence même du spectateur, elle aussi centrale dans notre modernité: car depuis que Duchamp nous a appris que «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», on imagine bien quelle importance le moindre visiteur a effectivement dans les dispositifs artistiques contemporains... Avec Folding in Venice, ce visiteur, placé au centre d’un espace en aluminium, rencontrait une image difractée de lui-même; mais c’est surtout La petite galerie des glaces réalisée à Montreuil en 2002, qui proposa avec plus d’efficacité encore cette dispersion ironique du sujet dans l’œuvre: placé au centre de quatre panneaux couverts de minuscules carrés de miroirs, le visiteur ne perçoit qu’un espace réfléchissant dans lequel sa propre image est pulvérisée, infiniment fragmentée. Avec NY-space (2004), dont la première version a été réalisée en 2004 à Luxembourg, le projet d’effacement du spectateur devient encore plus radical: placé seul dans une sorte d’armoire composée de quatre caissons combinant miroirs sans teint et néons, celui-ci ne perçoit plus de lui-même qu’une vague ombre, alors même qu’il voit autour de lui un espace se réfléchissant à l’infini, espace dont il est évident qu’il occupe lui-même le centre… Dans ce dispositif, c’est ainsi la «centralité subjective» qui est merveilleusement délestée de toute pesanteur (ce narcissisme «auto-centré» qui caractérise trop bien l’actuel individualisme occidental...) et l'on doit bien se réjouir de ce pied de nez qui, probablement, n’aurait pas déplu à Duchamp lui-même: à présent, «ce sont les tableaux qui défont les regardeurs»!
L’œuvre de Simone Decker, par delà son apparente diversité, repose de notre point de vue sur une problématique forte, elle obéit à un schème directeur, celui que nous avons tenté d’esquisser à partir de la réflexion sur la question du monument: opérer une critique de la notion de centre à partir du centre, et mettre en cause ce qui est le propre du centre, à savoir la densité et la pesanteur (matérielle ou symbolique, publique ou subjective) tel est l’enjeu proprement théorique que nous pensions pouvoir suggérer dans les limites de cette (trop) rapide analyse de plus de dix ans de travail. Certaines pièces mériteraient un commentaire plus approfondi et d’autres, comme les tous récents Ghosts (moulages «allégés» des sculptures publiques de la ville de Luxembourg), confirment le point de vue adopté de manière si littérale, que nous n’avons pas jugé utile d’en faire mention. A l’amateur des œuvres de Simone Decker de prolonger lui-même les réflexions esquissées et de vérifier ou de contester leur validité à l’épreuve des autres travaux de l’artiste. On peut simplement ajouter pour conclure que l’évaluation de l’importance de cette recherche ne doit pas sous-estimer le paradoxe qui en conditionne la vitalité, c’est-à-dire qui lui donne à la fois sa force et sonabsence de gravité(ce qui ne veut justement pas dire sa faiblesse) : car comme l’indiquait déjà Calvino, la légèreté n’est pas la pente la plus naturelle de la pensée, et le projet même de sa mise en formemonumentale est évidemment une gageure. Quant aux êtres, ils oublient bien vite la danse pour la marche pesante, et bien peu d’hommes ont su rendre grâce à Zénon de leur avoir appris à voler sur les ailes du vent.
Emmanuel Latreille, décembre 2004
(1) En exergue de son premier catalogue, on trouve ces mots qui en constituent le titre: ««occuper» dit-elle» (catalogue Simone Decker, Casino Luxembourg, Luxembourg, 1998)
(2) Simone s’ignorait? Evidemment non. Pour l’importance de l’orgueil dans le travail artistique, on se reportera au Journal 1957-1960 de Witold Gombrowicz.
(3) A l’occasion de l’exposition collective Simone Decker, Philippe de Gobert, Daniel Firman, au Fonds régional d’art contemporain de Bourgogne, en 1997, Simone Decker trouva le moyen d’occuper tout l’espace de l’institution (bureaux et réserves des collections comprises) tout en laissant parfaitement libre l’espace nécessaire pour les autres artistes (et pour les occupants des lieux!): elle dessina, au crayon rouge sur les murs, le projet d’une découpe du bâtiment du Frac en «500 pièces». Il va de soi que le projet, aussi utopique fut-il et ironique, proposait d’intégrer le devenir physique d’une institution dans l’œuvre, qui l’absorbait en quelque sorte dans sa propre structure virtuelle: ce qui est évidemment l’inverse exact de ce qui se passe lorsqu’une œuvre est acquise par une institution.
(4) Mais à l’encontre de toute la tradition sculpturale qui exprimait cette éternité sous la forme d’un mouvement illusoir du monument vers le monde: pensons au fameux «discobole» ou au Périclès lançant son javelot droit devant lui, ou encore à tous ces doigts tendus de grands Hommes désignant à la Communauté son avenir glorieux, qui ne sont que des manières de relancer le mouvement de désignation circulaire entre la communauté et ses signes d’identification.